jeudi 20 janvier 2011

Sharon Jones, "soul sister number one"

Elle, je sais pas pourquoi j’en ai pas parlé avant, et encore moins pourquoi je l’ait étourdiment oublié au moment d’établir mon best of des années 2000. Je suis vraiment une méchante fille. C’était d’autant plus regrettable que je l’avais vu en live au Nancy Jazz Pulsations il y a trois ou quatre ans et que je m’étais pris une claque monumentale. Réparons l’outrage.

Le titre de son dernier album, « i learned the hard way », sonne comme un aveu ; Sharon Jones en a chié. Durant toutes ces années de purgatoire à attendre son heure, à s’entendre dire par des directeurs de label qu’elle était « trop petite, trop grosse, trop noire et trop vieille », elle s’est essayé aux plus improbables boulots alimentaires: gardienne de prison à Rikers Island, convoyeuse de fonds pour la Wells Fargo (" Je portais un 38. J'étais une bonne tireuse"). En 1996, Gabriel Roth, jeune producteur de soul new-yorkais, aujourd’hui patron du label Daptone Records (Retenez bien ce nom: ça va devenir une formule magique dans les années à venir), cherche trois choristes pour une séance d’enregistrement avec Lee Fields (vétéran soul lui aussi chez Daptone Records). Sharon Jones décide alors de nous faire une Keith Moon. Elle lui annonce, bravache, qu'il peut en virer deux: "Je peux faire les trois voix moi-même. Tu feras des économies et je gagnerai plus ! ». Roth est sous le charme et décide de monter un projet autour d’elle, Sharon Jones and the Dap Kings, où il tiendra la basse. Tout ceci confirme une chose évidente; si on veut chanter la souffrance, il faut avoir souffert .

Sharon Jones et les Dap Kings se font la main sur un premier album brut (« dap dippin with the Dap Kings ») mais qui ne s’éloigne qu’insuffisamment des canons de l’orthodoxie funk pour pouvoir être vraiment totalement aimable. Les choses s’améliorent nettement avec le deuxième album, traversés par un funk encore très brownien par moments (« your thing is a drag », « my man is a mean man »,), mais aussi de merveilles plus surprenantes, notamment une version pas croyable du «this land is your land» de Woody Guthrie (attestant une fois de plus des passerelles entre musique noire, folk et country), un duo hilarant avec Lee Fields, son désormais collègue de Daptone records («stranded in your love») et en règle générale, du groove en veux-tu-en voilà ( « how long do I have to wait for you », «all over again », «how do I let a good man down »). Mais c’est véritablement avec «100 days, 100 nights» qu’ils explosent. Il faut dire qu’avec des bombes (toutes composées ou quasi par Roth) comme «keep on looking », « tell me », « answer me », « 100 days, 100 nights», qu’ils aient persisté dans la confidentialité êut été un putain de joli scandale. Ils en écouleront 150 000 exemplaires, ce qui est un score excellent pour un label indé (pour donner un ordre d’idées, le premier Mgmt s’est vendu à 2 millions d’exemplaires, ce qui était risible il y a encore 10 ans).

Avec « i learned the hard way » Ils poursuivent leur petit bonhomme de chemin, avec une maitrise totale, qu’ils piochent dans le son girls group (« give it back »), dans la soul ultra orchestrée (voire même un peu pompière sur «the game gets old ») ou qu’ils donnent dans un des motifs favoris du genre, la cheatin soul, (« i learned the hard way »), à chaque fois, c’est idéal. Jamais rien de superfétatoire. C’est concis, tendu, sophistiqué, et ça botte le cul ( «she ain’t a child no more »). Quand à Jones, elle est souveraine. On parle volontiers d’elle comme d’une « female james brown ». Certains l’appellent aussi « soul sister number one ». Il faut dire qu’étant né comme le gros James à Augusta en Géorgie, la comparaison s’impose d’elle même. Mais à l’heure où certains essaient de nous faire passer Colin Bailey Rae pour une nouvelle Minnie Ripperton, ces compliments pourraient paraitre exagérément flatteuses. Et bien en fait absolument pas.

Une james brown au féminin donc. Ce n’est pas faux. On retrouve chez elle ces manières autoritaires de demander un break, ces « wait a minute » impatients , cette incandescence spectaculaire sur scène commune au Godfather of Soul. Elle possède aussi sa férocité. On retrouve également chez elle la gouaille drolatique d’une Millie Jackson (« money »). Les dap kings, je n’ai pas grand chose à en dire, sinon qu’il s’agit probablement du meilleur orchestre soul-funk depuis les grandes heures des JB’s et des Meters. Ils ont le son. C’est à eux que la Winehouse doit son « back to black » (interrogé en 2007 sur cette dernière, Jones sortait les crocs: « they jumped on our wagon !». Rappelons qu’ Amy Winehouse, entre deux cures de désintox voués à l’échec a quand même écrit 2,3 immenses chansons. Si c’était une simple faussaire, ça se saurait)

Soyons clairs : Il n’y a aucune servilité chez eux, juste un goût amoureux pour la musique noire de la grande époque. Et qu’on ne vienne pas me parler de « vintage », rien que le mot m’évoque ces meubles anciens Ikea qu’achète Dieu sait qui. Confondre l’authenticité avec le pittoresque facile, c’est ne voir dans le genre que son exotisme, c'est-à-dire être un touriste . Il ne s’agit pas de savoir si c’est « old school », la question n’est pas là. Roth le dit très bien : “We don’t have a retro approach. We are not referencing old music. We don’t fetish-ize vintage equipment or afro-wigs or bell-bottoms. Our music sounds authentic because it is authentic. It's real people making real music. From the depths of our souls. From our heart of hearts. When it’s real, you don’t have to worry about any of that "retro revival genre" kind of shit.” Autant pour le vintage. D’ailleurs même lorqu’on loue « l’authenticité » d’un soulman, ça me parait suspect : C’est quoi un soulman « authentique » ? Un noir d’Atlanta ou de La Nouvelle-Orléans? C’est pas l’extraction qui compte, c’est le degré de foi, de hargne avec lequel on embrasse le truc. Sharon jones ne bouscule pas la tradition ; Elle la bat à son propre jeu. Elle l’écrase avec son gros cul noir.

La chose la plus vraie sur Sharon Jones a été dite par le magazine Refresh "Dans la lignée des grandes diva soul, l'immense Sharon Jones est de celle qui laisse à penser que des légendes se créent encore". C’est exactement ça ; Elle n’est pas l’émule de qui que ce soit. Elle se pose elle-même comme une nouvelle référence , du niveau des Mavis Staples, des Aretha Frankin, des Etta James, de toutes ces brillantes devancières. Et c’est aujourd’hui que ça se passe ; on ne se rend pas compte du miracle qu’est cette fille, on ne se rend pas compte qu’on est tous des sacrés veinards.

Sharon Jones : Une des meilleures raisons de vivre en 2010 qui se puisse trouver. Avec les films de James Gray, Philip Roth, Richard Hawley, Jiro Taniguchi, Léa Seydoux et Mahmoud Ahmadinejad.

Vianney G.

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